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Pourquoi lire et étudier « Les Chimères » de G.de Nerval ?

Quelques professeurs de l’académie de Lille ont bien voulu présenter des œuvres ou des textes qu’ils ont choisi d’étudier avec leurs élèves ainsi que les enjeux de formation personnelle et littéraire qui justifient leur étude : Élise Lagache, enseignante au collège Léon Blum (Wingles) nous présentent les Chimères de Gérard de Nerval.

Pourquoi étudier Les Chimères de Nerval ?

Pourquoi étudier en classe de troisième Les Chimères alors que ces poèmes, selon les mots de Gérard de Nerval, « perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible. » ? L’intérêt réside peut-être justement dans ce postulat.
L’étude des Chimères impose en effet de rompre avec la démarche herméneutique trop souvent associée à l’étude de la poésie. Si l’explication du sens des poèmes demeure évidemment possible, celle-ci risque de réduire la dimension poétique de ces sonnets et de nuire à la démarche d’interprétation. Leur lecture est, pour les élèves, une invitation à cultiver leur sensibilité à la beauté des textes poétiques. En effet lire Les Chimères, c’est accepter d’entendre avant de comprendre et de réentendre après avoir compris afin de renouer avec le charme des poèmes, avec leur musique. Le poème est bien un chant, un carmen, autrement dit un langage magique indissolublement lié à la musique et dénué de sens apparent.
Ensuite, les élèves, qui sont eux-mêmes dans une période de recherche et de construction de leur individualité, peuvent être sensibles au rapport établi par Nerval entre travail poétique et quête ontologique. Les questionnements et les errances du poète interrogent notre rapport au monde et surtout à nous-mêmes.
Enfin l’émergence de cette voix lyrique singulière, qui se dit par la perte, heurte le lecteur dans sa certitude quant à la poésie lyrique. En effet, si nous pouvons considérer que le recueil s’ouvre sur une plainte élégiaque, celle-ci est vite dissoute jusqu’à l’effacement. A travers ces huit sonnets, naît une voix lyrique singulière qui n’est plus l’expression des sentiments du poète mais une voix intemporelle.
Les poèmes de Nerval nous montrent que la langue poétique n’est pas un langage instrument. La syntaxe demeure simple et pourtant le sens échappe. C’est de cet espace vide créé par l’absence de saisie immédiate du sens que va pouvoir émerger la voix poétique nervalienne qui se veut une parole de mystère au fort pouvoir incantatoire.
L’étude du titre est, sur ce point, signifiante. Le poète fait ici le choix d’un mot possédant une double définition. Les Chimères peuvent en effet se comprendre non seulement comme des songes mais aussi comme des monstres mythologiques composés de parties empruntées à divers animaux. Il synthétise ainsi, en une expression, sa poétique : les poèmes sont des chants formés par l’accouplement d’éléments divers et préexistants au gré des caprices de l’imagination et du rêve. Cette monstruosité poétique est tout d’abord textuelle : « Delfica » est, par exemple, l’accouplement de la Quatrième bucolique de Virgile et de la « Chanson de Mignon » de Goethe, « Le Christ aux Oliviers » celui du récit évangélique de la Passion et du Discours du Christ mort de Jean Paul. Elle est ensuite sémantique. Vont ainsi se rencontrer au sein de ces Chimères « Antéros », « Horus », « le Christ », « Antée », « Virgile » ou encore « Pythagore ». Le « dragon » et la « fée » se mêlent à la « syrène » et à la « Sybille au visage latin ». Les êtres et les lieux peuplant ces sonnets semblent jaillir de tous les temps, de toutes les mythologies et de tous les lieux. Cependant ce jaillissement, ou plutôt ce désordre, a besoin d’être dompté et quelle forme le permettrait mieux que celle du sonnet ? Cette forme rigide offre, à Nerval, la possibilité de maîtriser ses Chimères et ainsi de rendre leur chant sensible.
Le caractère chimérique, s’il rend l’accès aux sonnets dans un premier temps difficile, permet d’éluder la question du sens pour se consacrer à l’étude de la voix poétique. Nerval est « le ténébreux,-le veuf,- l’inconsolé, / Le prince d’Aquitaine à la tour abolie » mais il est aussi celui qui a « deux fois vainqueur traversé l’Achéron », qui « ressème à ses pieds les dents du vieux dragon » ou encore qui « retourne les dards contre le dieu vainqueur ». Le Je est pluriel et atemporel. Le poète revêt différentes identités et échoue dans le ressaisissement d’un je lyrique qui serait permanent et éternel. Les huit sonnets peuvent, dans cette perspective, être envisagés comme des mises en scène des figures distinctes du je. La voix lyrique est dépersonnalisée allant même jusqu’à se dissoudre, dans « Vers dorés », dans le grand Tout sensible de la Nature. Il ne s’agit plus pour le poète de chanter son histoire personnelle en vue de chanter celle des hommes mais bien de s’approprier la mémoire collective afin de dire son histoire personnelle. Le sujet lyrique fait l’expérience de l’histoire du monde pour reconstruire son être. Le premier poème du recueil est caractéristique de cette dynamique du je lyrique. En effet, dans « El Desdichado », le je s’étoile : il est, à la fois, le déshérité, le prince d’Aquitaine, Amour, Phébus, Lusignan, Biron ou encore Orphée. Le je se cherche à travers des références mythologiques hétérogènes empruntées à divers moments de l’Histoire tels que l’Antiquité ou l’époque médiévale.
Toutes ces figures ne sont pas détachées du je mais y renvoient. C’est à la poursuite de lui-même que Nerval s’engage à travers ce processus figural qui le fait se parer de différentes identités tout au long du poème et qui aboutit, dans le dernier tercet, à son inscription dans la lignée de la tradition lyrique grâce à l’identification à Orphée.
Les Chimères sont des escales dans un voyage intérieur. Paradoxalement cette quête ontologique, si elle s’appuie, au départ, sur la recherche d’une identité, est surtout l’expression d’une perte. En effet le premier vers du recueil « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé » affirme l’identité du je mais il place immédiatement le sujet lyrique dans un état d’insuffisance et fait de sa voix celle de l’expression de la perte : celle de l’être, de l’objet d’amour et de communication, de la lumière vitale et du pouvoir d’invention. La plainte élégiaque du premier vers et du premier quatrain lance l’interrogation sur l’identité perdue indéfiniment interrogée : « Suis-je Amour ou Phébus, Lusignan ou Biron ? » Cet appel trouve un écho dans les sonnets suivants notamment à travers les figures d’intercession que sont Myrtho, Delfica, Artémis, Isis, la mère d’Antéros, Amalécyte ou encore le Christ. Appel qui demeure sans réponse à l’image de celui lancé dans le poème « Le Christ aux Oliviers » où « Nul n’entendait gémir l’éternelle victime ». En effet dès la première strophe, l’accent est mis sur le silence des destinataires et sur l’isolement tragique du sujet :
« Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus ! Mais ils dormaient toujours. »

A quoi répond le constat de la strophe III :
« Car je me sens tout seul à pleurer, à souffrir,
Hélas ! et si je meurs, c’est que tout va mourir. »

Dans le dernier sonnet « Vers dorés », le je ne s’exprime plus mais délivre aux hommes une connaissance sur le mode de l’apostrophe :
« Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ? »

sur celui de l’impératif : « Respecte » « Crains » ou encore « Ne la fais pas »
Ou encore sur celui de l’assertif pur : « Chaque fleur est une âme à la nature éclose »

Le sujet lyrique disparaît pour n’être plus qu’une voix pure abolissant ainsi la priorité ontologique de celui qui parle. Le théâtre du moi se résorbe au fil du recueil jusqu’à ne plus exister qu’à l’état de voix dépersonnalisée et atemporelle, émanation de l’esprit pur de la Nature.


En définitive, il est intéressant de lire Les Chimères avec les élèves en étudiant comment la voix poétique nervalienne naît de l’impossible quête ontologique. Autrement dit, les élèves pourront interroger le recueil pour savoir si le poète Gérard de Nerval parvient à se construire à travers les figures qu’il convoque dans ses Chimères ?

Le plan de séquence

Présentation de la séquence Les Chimères, G. de Nerval

(Nous ne présentons ici que les séances directement liées au projet d’étude du recueil)

Projet de lecture : Le poète Gérard de Nerval se construit-il à travers les autres dans Les Chimères ? ou Comment la voix poétique naît de l’impossible quête ontologique ?

Lecture cursive : Sylvie in Les Filles du Feu

Séance 1

Document : Les 12 sonnets des Chimères.

Chaque groupe se voit attribuer un poème qu’il est invité à annoter à l’aide de notes de bas de page, d’hyperliens ou encore d’illustrations. Les élèves sont libres d’apporter seulement les informations qu’ils jugent nécessaires.

Groupe 1 : El Desdichado

Groupe 2 : Myrthi

Groupe 3 : Horus

Groupe 4 : Antéros

Groupe 5 : Delfica

Groupe 6 : Artémis

Groupe 7 : Christ aux oliviers sonnet 1

Groupe 8 : Christ aux oliviers sonnet 2

Groupe 9 : Christ aux oliviers sonnet 3

Groupe 10 : Christ aux oliviers sonnet 4

Groupe 11 : Christ aux oliviers sonnet 5

Groupe 12 : Vers dorés

Séance 2

Document : « El Desdichado »

L’objectif de cette lecture analytique est de découvrir l’identité fragmentée, éclatée et pourtant permanente du je lyrique nervalien. La lecture de ce poème s’articulera donc autour de la question suivante : « Qui est le je ? ». Dans un premier temps, le poète apparaît comme un être souffrant, sombre et marqué par la mort. Dans un second temps se construit l’éthos du poète lyrique. Le je est un poète musicien qui compose sur son « luth » un chant intime lié au sacré qui lui permet de surpasser Orphée. Enfin le poète se présente comme un être à l’identité fragmentée. Le brouillage identitaire et temporelle n’entraîne cependant pas la disparition du je. En effet la voix lyrique demeure en dépit des diverses fragmentations subies.

La lecture se poursuit par une réflexion autour de la place de ce poème dans le recueil. Celui-ci est envisagé comme un art poétique permettant dès l’ouverture d’installer la poétique nervalienne. Le poète, en quête d’identité, s’identifie à divers personnages jusqu’à rendre impossible tout identification stable. Ce brouillage identitaire rend l’accès au sens plus difficile au point de questionner l’existence d’un sens clair. Ces difficultés herméneutiques mettent donc à distance le sens au profit des sons. Le lecteur, parce qu’il ne peut accéder à une signification définie, s’ouvre aux sonorités. Les mots apparaissent libérés de leur fonction signifiante pour exister en tant que sons.

Séance 3

Documents : Les Chimères / « Delfica »

A partir d’un travail global sur l’ensemble des poèmes, les élèves établissent des liens entre la créature mythologique et le recueil.

Une représentation de l’animal fabuleux ayant la tête et le poitrail d’un lion, le ventre d’une chèvre ainsi que la queue d’un serpent est présentée. L’objectif est de faire émerger deux idées. La première est qu’il s’agit d’une illusion, d’une idée vaine et imaginaire. La seconde est que cet animal est un être étrange composé de parties disparates, formant un ensemble sans unité.

Il est ensuite demandé aux élèves d’établir des liens entre cet animal mythologique et les poèmes de Nerval. Le premier lien repose sur la présence au sein des sonnets d’éléments empruntés à différents univers. Les différentes mythologies se mêlent : Antée, Amalécyte, Orphée, la fée ou encore Lusignan. Le mélange de diverses époques telles que les époques antiques ou médiévales crée une indétermination temporelle qui empêche l’ancrage historique des poèmes. L’esthétique nervalienne apparaît donc s’appuyer sur la combinaison d’éléments disparates. Ce brouillage temporel et mythologique éloigne de la réalité et révèle le primat de l’imaginaire dans la poésie nervalienne à l’instar de la chimère.  Cet animal formé d’éléments sans rapports évidents rappelle sur ce point les poèmes de Nerval qui eux aussi sont des objets singuliers formés à partir d’éléments hétérogènes. Le sens des poèmes semble secondaire. Il s’efface au profit des sons. Cependant le recueil n’est pas une succession de poèmes juxtaposés mais bien une œuvre pensée comme un ensemble. Comme l’animal mythologique, le recueil forme un tout au-delà des différences de sa composition grâce à la forme du sonnet, aux jeux d’échos mis en place ainsi qu’à l’esthétique commune adoptée pour chaque poème.

Une étude plus fine du poème « Delfica » pourrait permettre d’affiner ce travail. Les élèves seraient amenés à répondre à la question suivante : « Le poème « Delfica » est-il une Chimère ? » Cet axe de lecture permettra aux élèves de réfléchir à l’esthétique combinatoire du poème qui mêle la chanson de Mignon de Goethe et  Eglogue IV de Virgile mais aussi qui repose sur une conception cyclique du temps. Cette interrogation amènera également une réflexion sur l’esthétique chimérique mise en place grâce à la reprise de motifs typiques de l’imaginaire nervalien et présents dans les autres poèmes. Ce poème crée l’illusion d’une poésie prophétique dans laquelle le je, et non la sibylle endormie, annonce le retour des anciens dieux et des anciens temps.

Une écoute du poème suscitera une réflexion sur le sens et le son et permettra de comprendre la primauté du son sur le sens pour Nerval.

Séance 4

Documents : « El Desdichado » / « Vers dorés»

L’objectif de cette dernière séance est de comprendre comment la quête ontologique nervalienne se clôt paradoxalement par une disparition du sujet lyrique grâce à une lecture comparative des poèmes « El Desdichado » et « Vers dorés », soit le premier et le dernier sonnet du recueil.En effet si elle s’appuie, au départ, sur la poursuite d’une identité, la recherche nervalienne est surtout l’expression d’une perte. Le premier vers du recueil « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé » affirme l’identité du je mais il place immédiatement le sujet lyrique dans un état d’insuffisance et fait de sa voix celle de l’expression de la perte : celle de l’être, de l’objet d’amour et de communication, de la lumière vitale et du pouvoir d’invention. La plainte élégiaque du premier vers et du premier quatrain lance l’interrogation sur l’identité perdue indéfiniment interrogée : « Suis-je Amour ou Phébus, Lusignan ou Biron ? ». Cependant cet appel demeure sans réponse.

Dans le dernier sonnet « Vers dorés », le je ne s’exprime plus mais délivre aux hommes une connaissance sur le mode de l’apostrophe :

« Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant

Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ? »

 sur celui de l’impératif

« Respecte » « Crains » ou encore « Ne la fais pas »

Ou encore sur celui de l’assertif pur :

« Chaque fleur est une âme à la nature éclose »

Le sujet lyrique disparaît pour n’être plus qu’une voix pure abolissant ainsi la priorité ontologique de celui qui parle. Le théâtre du moi se résorbe au fil du recueil jusqu’à ne plus exister qu’à l’état de voix dépersonnalisée et atemporelle, émanation de l’esprit pur de la Nature.

Séance 5

Documents : Les Chimères

Lors de cette dernière séance, les élèves sont invités à revenir sur les annotations réalisées lors de la séance 1. Ils sont libres de les conserver, les modifier, les supprimer ou d’en ajouter de nouvelles à la lumière de la maîtrise de l’esthétique nervalienne acquise au cours de la séance.

Une mise en voix du poème annoté leur est également demandée afin de faire exister de manière sonore le poème.

Les mises en voix et les poèmes annotés sont réunis au sein d’un recueil numérique.

Image d’illustration : Dante et Virgile aux Enfers, Eugène Delacroix 1822 © Wikimedia CommonsSur

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