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Arpentages littéraires : travailler en équipe et faire lire tous les élèves

Issu de la culture ouvrière du XIXe siècle et des méthodes pédagogiques de l’éducation populaire, l’arpentage est une méthode de lecture collective qui consiste à partager la lecture d’un livre en autant de parts qu’il y a de participants en le découpant en parties, physiquement ou virtuellement. Chacun lit sa ou ses parties, puis vient le temps de la mise en commun animée par un coordonnateur. Cette méthode peut s’appliquer à tous types de textes : philosophiques, scientifiques, fictionnels… et permet de prendre connaissance rapidement de textes parfois longs ou complexes.

Dans le cadre de différents projets d’incitation à la lecture, nous sommes trois professeures documentalistes à avoir testé cette technique. Dans le cadre des TraAM Documentation 2023-2024 sur l’intelligence collective, nous avons souhaité faire un retour réflexif sur nos expérimentations, émaillé de nos retours d’expérience (en italique) autour de la problématique suivante : en quoi un projet d’arpentage littéraire permet à la fois d’impulser un travail en équipe et de faire lire tous les élèves ?

I. Utiliser l’arpentage ?

1. Impulser un travail en équipe.

Le travail en équipe ou travail collaboratif définit le fait de faire partie d’un groupe et de travailler avec d’autres membres en vue d’atteindre un objectif commun mais aussi que chaque participant puisse apprendre et évoluer. 

L’arpentage littéraire va faire intervenir un des critères de réussite du travail en équipe (Johnson & Johnson, 1994) : l’interdépendance positive. En effet, la réussite du projet repose sur la contribution de chaque membre de l’équipe, qui doit lire et restituer sa partie. Les élèves doivent donc pouvoir compter les uns sur les autres. Ce travail va aussi se reposer sur la responsabilité individuelle, chaque élève étant responsable de la lecture et de la restitution de sa partie.

Par exemple, à Lille, la première heure, certains n’ont pas vraiment lu, ils ont donc vraiment « planté » l’enregistrement du résumé et nuit à la bonne compréhension du livre. Ils se sont tous beaucoup plus appliqués en deuxième heure. Cet exercice mérite d’être reproduit. Les élèves ont aussi découvert la prise de notes sous forme très schématique car ils n’avaient pas le temps de noter plus. L’exercice a aussi permis de générer un véritable travail en équipe : tous ont du improviser (et donc travailler l’oral) et si certains se sont retrouvés en difficultés, d’autres ont relancé avec des questions pour leur venir en aide.

2. Inciter tous les élèves à lire.

Certains élèves admettent facilement ne pas lire les ouvrages (notamment les livres « obligatoires » en français) mais adopter des stratégies d’évitement variées (souvent il s’agit de regarder l’adaptation cinématographique ou lire des résumés en ligne). 

Le fait de découper physiquement le livre permet de travailler avec les élèves autour de l’image qu’a l’objet-livre dans l’imaginaire collectif, et participe à la désacralisation d’un objet culturel qui peut intimider ou rebuter certains élèves. 

En répartissant la lecture, les freins liés à la longueur ou à la difficulté d’un livre peuvent être levés. Chaque élève doit alors se concentrer sur une portion réduite de l’œuvre, ce qui peut rendre la tâche plus gérable et moins décourageante. 

De plus, cette méthode peut susciter la curiosité pour découvrir l’intégralité de l’histoire. En n’ayant accès qu’à une partie de l’intrigue, les élèves peuvent être motivés à lire puis à écouter attentivement les restitutions, afin de comprendre l’ensemble de l’œuvre. 

3. Dans quel cadre le mettre en place ? 

De nombreux cadres se prêtent à la mise en place d’un projet d’arpentage littéraire, par exemple pour nos expérimentations : 

Mélanie Serret (Lille)Perrine Le Dûs (Nice)Charline Lavecchia (Nancy-Metz)
Classe de 2nde GTGroupes de 6-7 élèvesGroupe de jeunes lycéens (+16 ans) en décrochageClasse de 3ème 
En demi classe (15)
Défi littéraire local : lecture du roman Le cri du homard de Nail.Remédiation en français : lecture de Ma Story, de Julien Dufresne-LamyArpentage de Petite pays de Gaël Faye dans le cadre de l’autobiographie en français
Répartition laissée libre aux groupesÉcoute commune du chapitre 1,Découpage en 20 parties distribuées aux élèves au fur et à mesure de leur lecture.Découpage en 16 parties (participation de la prof doc). Distribution aléatoire des parties.
Scénario partagéScénario partagéScénario partagé

II. Comment réunir les conditions d’un arpentage réussi ?

1. Le choix du livre.

Si tous les livres peuvent se prêter à la lecture par arpentage, il va de soit que le choix de l’enseignant sera important dans cette expérience. Il pourra ainsi adapter la longueur, la difficulté au niveau de ses élèves ainsi qu’à leur nombre. D’autres éléments peuvent aussi entrer en compte, comme le nombre de personnages (plus ils sont nombreux, plus il est compliqué de commencer le livre autrement que par son début) ou la structure temporelle du récit (chronologie claire). 

2. La répartition du livre. 

De même, l’enseignant doit faire un choix dans la répartition des parties du livre entre les membres de l’équipe. L’enseignant dispose de plusieurs options pour cette répartition, chacune présentant des avantages et des défis spécifiques.

Il peut diviser le livre en parties égales, assurant une charge de travail équitable pour chaque élève. Cette approche favorise l’équité et peut être perçue comme la plus juste par les élèves. 

Cependant, l’enseignant peut également décider de différencier la répartition en fonction des compétences connues des élèves. Ainsi, les parties plus complexes ou plus longues peuvent être attribuées aux élèves plus avancés, tandis que les parties plus courtes ou plus accessibles peuvent être confiées aux élèves ayant plus de difficultés. Cette approche différenciée permet de s’adapter aux besoins individuels des élèves et de les faire progresser à leur rythme.

Enfin, l’enseignant peut laisser aux élèves la liberté de choisir eux-mêmes la répartition des parties. Cette option encourage la négociation, la communication et la prise de décision en équipe. Les élèves devront s’accorder sur une répartition équitable et justifiée, développant ainsi des compétences essentielles pour le travail collaboratif. Cette manière de faire demande un climat de classe particulièrement bienveillant. 

À Lille, le choix de la répartition a été laissé aux élèves, les encourageant ainsi à négocier et à prendre des décisions en équipe. Dans la majorité des cas, les élèves se sont attribué un nombre de pages égales, même si cela impliquait de scinder un chapitre en deux parties. Cette approche reflète leur souci d’équité et leur volonté de partager équitablement la charge de travail. Dans une situation seulement, les élèves ont fait preuve de flexibilité et ont adapté la répartition en fonction des forces et des besoins individuels. Par exemple, deux élèves ont négocié une répartition différente : l’un, connaissant l’attrait pour la lecture de l’autre, lui a confié une partie plus longue, tandis que l’autre, conscient des difficultés de fluence de son camarade, a pris une partie plus courte. 

A Nancy, la professeure documentaliste a choisi elle-même et aléatoirement la répartition des différentes parties du livre. Sans surprise, tous les élèves désiraient le début du roman. Ils étaient plutôt inquiets d’avoir une partie du livre sans comprendre véritablement l’intrigue et en ne sachant pas qui étaient les personnages. 

A Nice, les enseignantes ont réparti les parties entre les élèves présents en adaptant le volume de texte à ce que l’enseignante de français avait pu évaluer de leur niveau de lecture. Il était même prévu de proposer la version audio à certains élèves qui se montreraient réfractaires, ou à un élève allophone pour qui la lecture pouvait s’avérer compliquée. Cela leur a été proposé mais tous ont fait le choix de la lecture du texte.

3. L’accompagnement vers la lecture individuelle

Entrer dans la lecture d’un extrait, surtout d’un extrait pioché « au hasard » dans un texte plus long, n’est pas forcément facile ou spontané pour tous les élèves.

Cette entrée dans la lecture peut être préparée ensemble, par l’observation commune de l’objet-livre et du paratexte : illustration de la couverture, quatrième de couverture, liste des chapitres s’il y a lieu et la formulation d’hypothèses de lecture. Un temps collectif peut également être consacré à la lecture du début ou d’un passage caractéristique du récit et au repérage des personnages.

Par exemple, à Nice, la lecture s’est étendue sur 2 séances de 2h :

  • le groupe a d’abord consacré 30 minutes à l’observation et l’analyse de la couverture et de l’objet, puis à l’écoute collective de la version audio du chapitre 1. A l’oral, les élèves ont restitué de cette écoute les noms des personnages présents ou évoqués, l’enchaînement des événements décrits et ont établi plusieurs hypothèses de lecture destinées à les guider dans leur lecture personnelle.
  • Le reste de la séance 1 et la séance 2 ont été consacrées à la lecture individuelle des parties telles que découpées par les enseignantes et à la rédaction d’une synthèse de sa partie par chaque lecteur·ice.

4. La production finale. 

Pour l’enseignant, il est essentiel de penser le projet d’arpentage en tenant compte de la phase cruciale de restitution. Plusieurs éléments clés doivent être pris en considération comme le calendrier de restitution ou le format. 

En effet, il peut y avoir une restitution générale comme plusieurs étapes clés. Ce calendrier est essentiel car un délai trop court pourrait ne pas laisser suffisamment de temps aux élèves pour réaliser leur part individuelle de travail, mais un délai trop long peut faire perdre l’engagement et la motivation. 

Au niveau du format, il peut prendre plusieurs formes selon les élèves et les objectifs pédagogiques : présentation orale, enregistrement audio ou vidéo, création de supports visuels, …

Par exemple, à Lille, les élèves se sont répartis et ont travaillé 30 minutes sur la première partie du livre. Ils étaient ensuite invités à se rendre dans la salle média pour résumer leur partie en podcast et à répondre à quelques questions : avez-vous compris ce début de livre ? Qu’en pensez-vous ? … Lors d’une seconde heure, ils reproduisaient ce schéma avec la seconde partie du livre.

A Nice, la lecture des élèves était guidée par les consignes suivantes :

  • Soulignez ou annotez les éléments qui donnent des repères : les personnages, les lieux, les indications de temps.
  • Choisissez 3 à 5 mots-clés pour résumer l’extrait.
  • Racontez en 2-3 phrases max ce dont parle votre extrait.

Puis les élèves ont mis leurs synthèses en commun et se sont relus les uns les autres pour corriger orthographe et syntaxe. Le document a été retravaillé en groupe entier, pour s’assurer de la cohérence et de la fluidité des enchaînements entre les parties. Enfin, chaque élève a enregistré une ou plusieurs synthèses au format audio afin publier un résumé collaboratif audio de l’histoire.

A Nancy, l’arpentage complet de l’œuvre a pris 3h. Les élèves ont eu 40 min pour lire leur partie et prendre des notes grâce à la méthode du 3QOCP. La technique d’arpentage permet en ce sens de travailler de nombreuses compétences info-documentaires de manière informelle. Le reste de la séance a été consacrée au résumé un par un de leur partie dans l’ordre chronologique du roman. 

III. Les outils numériques. 

Des outils numériques peuvent être mobilisés à différentes étapes du projet : 

1. Étape de lecture. 

Pour des élèves en grande difficulté, comme des allophones, il est possible d’utiliser des versions audios des livres étudiés. Ces ressources auditives permettent aux élèves de suivre le texte tout en écoutant, favorisant ainsi leur compréhension et leur immersion dans l’œuvre.

Lorsque des versions audio ne sont pas disponibles, il est possible d’exploiter des applications de reconnaissance optique de caractères (OCR) pour numériser le texte. Le texte numérisé peut ensuite être intégré dans des outils d’intelligence artificielle tels que TTSmaker, qui génèrent une lecture audio à partir du texte écrit. Il convient dêtre prudent quant à l’utilisation d’outils de numérisation et de synthèse vocale, car cela peut soulever des questions de droit d’auteur. Dans le cadre d’un usage pédagogique limité et non commercial, certaines exceptions peuvent s’appliquer selon la législation en vigueur. 

2. Étape de restitution. 

Les outils numériques peuvent également être utilisés lors de l’étape de restitution, quel que soit le format de cette restitution. 

Pour favoriser la compréhension générale de l’oeuvre, un mur collaboratif partagé et organisé en colonnes peut permettre aux élèves de prendre des notes et d’organiser les informations lues. On peut imaginer une colonne par personnage dans laquelle chaque élève viendrait mettre une annotation, par exemple « page 33, elle se fâche avec son père ». L’utilisation de cet outil peut ainsi faciliter la collaboration et la compréhension collective de l’œuvre. 

Il peut aussi tout simplement s’agir d’utiliser un éditeur de texte collaboratif (Framapad par exemple) dans lequel chaque élève vient reporter la synthèse écrite de sa lecture.

La restitution de lecture peut aussi prendre d’autres formes, selon les envies des élèves et les compétences numériques sur lesquelles les enseignant·es souhaitent travailler : création de cartes mentales, création de collections numériques, enregistrement de capsules audio, vidéo, création d’images numériques avec ou sans l’utilisation d’outils d’IA générative, par exemple.

Par exemple, à Lille, les élèves ont travaillé avec le matériel webradio et le logiciel Audacity, un logiciel libre d’enregistrement et d’édition audio. 

A Nice, les élèves ont alimenté à l’issue de leur lecture un nuage de mots collaboratif sur la description physique et psychologique du personnage principal, avec l’application Wooclap.

A Nancy, nous n’avons pas utilisé d’outils numériques durant la restitution mais plutôt dans la continuité de cette séquence pour faire un lien avec l’IA. Nous avons choisi d’utiliser des IA génératives telles que Studio magique de Canva et Crayion. Chaque élève devait générer une ou plusieurs images pour illustrer leur partie arpentée. Ils ont dû apprendre à sélectionner les bons mots-clés, à rédiger un prompt. 

Conclusion.

Le projet d’arpentage littéraire, lorsqu’il est mis en œuvre de manière réfléchie et adaptée, peut devenir un puissant levier pour développer l’intelligence collective au sein d’une classe. 

Le choix réfléchi du livre par l’enseignant·e, en fonction du niveau des élèves, de leur nombre et de la structure narrative de l’œuvre, est essentiel pour garantir le succès du projet. Un livre adapté permettra aux élèves de relever un défi stimulant tout en restant motivés et impliqués.

L’interdépendance positive et la responsabilité individuelle, deux critères essentiels du travail en équipe, sont au cœur de cette expérience. Les élèves apprennent à compter les uns sur les autres, à communiquer efficacement et à s’entraider pour atteindre un objectif commun. 

L’utilisation d’outils numériques, dans le respect des droits d’auteur, permet d’enrichir la collaboration et de favoriser l’inclusion de tous les élèves, quels que soient leurs besoins spécifiques. La création de contenus multimédias peut renforcer l’engagement et la motivation des élèves et permettre le travail de compétences diverses. 

En somme, l’arpentage littéraire est une expérience pédagogique riche et bénéfique qui permet de développer non seulement les compétences en lecture et en analyse littéraire, mais aussi des compétences transversales cruciales pour la vie en société, telles que la collaboration, la communication et l’intelligence collective. En encourageant les élèves à travailler ensemble, à partager leurs connaissances et à s’enrichir mutuellement, l’arpentage littéraire contribue à former des citoyens engagés, réflexifs et capables de relever les défis du XXIe siècle.